ContexteLes Pensées sont un ensemble de textes publié de façon posthume. Certains d’entre eux font partie d’un vaste projet de livre l’Apologie de la religion chrétienne. Pascal commence à rédiger ses premiers textes en 1656, à l’époque où il publie les Provinciales, un roman épistolaire qui prend la défense de la doctrine janséniste contre la pensée jésuite. La doctrine janséniste, inspirée des écrits de l’un des pères de l’Église, saint Augustin, nie la liberté de l’Homme. Celui-ci est en effet voué au péché, et seule la grâce divine est en mesure de le sauver. Au contraire, les jésuites estiment que l’Homme peut se détourner du péché en exerçant son libre-arbitre. Pascal travaille à son œuvre jusqu’à sa mort, en 1662. L’édition moderne rétablit l’ordre original voulu par l’auteur. Les Pensées, bien que disparates, constituent une réflexion approfondie sur la morale et la chrétienté, et sont considérées aujourd’hui comme un classique de la littérature religion La défense de la chrétienté et plus précisément du catholicisme est au cœur des Pensées. Pascal s’adresse aux libertins, aux athées et aux jésuites dans une optique argumentative il s’agit de les convaincre de la supériorité du raison Pascal oppose la raison aux passions. La raison est considérée comme l’apanage de l’homme, et comme un moyen de connaître Dieu. Elle est cependant limitée, et le sentiment est tout aussi important. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »Le divertissement Le divertissement est compris comme un moyen de se détourner de soi et de la conscience de la mort. La condition humaine est en effet considérée comme intrinsèquement malheureuse, quelles que soient les circonstances et le statut social. C’est pourquoi un roi sans divertissement est un homme plein de misères ».RésuméLes Pensées suivent une ébauche de plan, et les éditions modernes distinguent différentes parties selon les périodes d’écriture et les thématiques abordées. Au long de ce recueil, Pascal aborde de nombreux sujets. Il s’agit essentiellement d’un questionnement moral et religieux, où il réfléchit à la nature de l’Homme, ce monstre incompréhensible », à la nature de Dieu et de la relation entre Dieu et l’Homme. Ce recueil est aussi l’occasion d’analyser l’organisation de la société. L’édition établie en 1976 par Philippe Sellier est désormais considérée comme l’édition de référence. Elle est divisée en cinq parties rangées par ordre chronologique. Première partie le projet de juin 1658 Cette première partie, la plus longue et la plus complète, pose les bases de la philosophie pascalienne. Le doute est au cœur de sa pensée, devant le constat de la part inconnaissable de l’homme, du monde, et de Dieu. Il y aborde des thématiques typiques de sa réflexion, par exemple celle du divertissement, conçu comme seule manière d’échapper au vide inhérent à l’existence humaine. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Deuxième partie les dossiers mis à part en juin 1658 Cette partie aborde notamment le thème des miracles. Ceux-ci seraient au fondement du désir de Pascal d’écrire un livre, après avoir été témoin de la guérison miraculeuse de sa nièce, Marguerite Perrier. Cet événement renouvelle et renforce sa foi, mais il finit par juger l’argument du miracle insuffisant pour convertir les athées. Troisième partie les derniers dossiers de Pensées mêlées » Pascal y poursuit sa défense de la religion. Mais la pensée religieuse de Pascal se veut avant tout fondée sur la raison et l’intelligence. Chez lui, la foi est une démarche raisonnée. La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître ; car en désobéissant à l’un on est malheureux et en désobéissant à l’autre on est un sot. » Quatrième partie les développements de juillet 1658 à juillet 1662 Au début de cette partie, on trouve le développement de ce qu’on appelle le pari pascalien ». Pascal y expose l’idée que l’on a tout à gagner en croyant en Dieu, et tout à perdre en n’y croyant pas. Vous avez deux choses à perdre le vrai et le bien, et deux choses à engager votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. » Dans cette partie, Pascal développe également des réflexions sur le peuple juif tel qu’il est décrit et présenté par la Bible. Enfin, des citations de l’Ancien Testament sont compilées et traduites par l’auteur. Cinquième partie les fragments non enregistrés par la seconde copie Cette dernière partie est composée de divers textes aux thématiques variées, sans réelle Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus. » Le projet de juin 1658, Contrariétés » La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinités de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela. » Le projet de juin 1658, Soumission et usage de la raison » Nous connaissons l’existence de l’infini, et ignorons sa nature, parce qu’il a étendue comme nous, mais non pas des bornes comme nous. Mais nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue, ni bornes. » Les développements de juillet 1658 à juillet 1662, Discours de la machine » Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents et l’ignorance de la vanité des plaisirs absents cause l’inconstance. » Le projet de juin 1658, Misère »Ledocument : "Un roi sans divertissement est un homme plein de misères.Blaise Pascal, Pensées, 142. Commentez cette citation." compte 0 mots. Pour le télécharger en entier, envoyez-nous l’un de vos travaux scolaires grâce à notre système gratuit d’échange de ressources numériques ou achetez-le pour la somme symbolique d’un euro.
Temps de lecture 30 minutes Il est vrai que c’est être misérable, que de se connaître misérable ; mais c’est aussi être grand, que de connaître qu’on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand Seigneur, misères d’un Roi dépossédé. Même s'il dit lui-même que "se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher" 513-4, il est certes contestable de faire de Pascal un philosophe alors qu'il n'a d'autre dessein que de faire l'apologie de la religion chrétienne au regard de la misère de l'homme sans dieu. S'il admet les failles de la raison, c'est pour les boucher immédiatement avec le dogme hérité "Deux excès exclure la raison, n'admettre que la raison". Il est justement intéressant de voir comme le vrai peut venir du faux, et ce que la religion - qui a pris la suite des philosophies du bonheur et de leur échec - peut révéler de nous et de nos faiblesses comme de notre incomplétude. En effet, cette lucidité n'aurait sans doute pas été permise s'il n'en proposait immédiatement le remède trompeur de la foi dans une vérité révélée, autre façon de s'empêcher de penser. Il faut dire que cette voie chrétienne vers le bonheur se distingue du tout au tout des philosophies du bonheur précédentes d'abord par le rejet du moi haïssable jusqu'au sacrifice qui non seulement se prive des plaisirs mais valorise la souffrance ce qui ferait gagner des points pour son ciel. L'essentiel, c'est de se délivrer du souci de soi pour renvoyer la charge de la cause sur un Autre. Cette religion du supplicié comporte incontestablement une dimension masochiste avec l'image sanglante d'un homme cloué à sa croix et suscitant la pitié, supposé prendre sur lui toute la souffrance du monde. Ce douloureux calvaire est on ne peut plus éloigné de l'ataraxie du sage mais s'estime pourtant très supérieur à cette misérable sagesse trop humaine - un Dieu seul pouvant nous sauver ni la raison, ni le plaisir. On n'est pas ici dans la fonction politique de la religion mais dans sa fonction thérapeutique par laquelle elle rejoint malgré tout les philosophies du bonheur, apportant satisfaction à de profonds désirs et de grandes espérances. Une des différences les plus notables, constituant la supériorité du chrétien sur le sage, c'est de reconnaître ses propres péchés et insuffisances, ce qui lui fait adopter une position d'humilité qui contraste avec l'orgueil du maître. C'est un avantage et il faut bien dire que, malgré toutes ses qualités exceptionnelles, il est en effet très difficile de prendre Pascal en modèle. Certes, c'est un génie extraordinairement précoce en mathématique - il a inventé une machine à calculer à 18 ans, écrit des traités géométriques plus jeune encore, prouvé l'existence du vide, etc. Cependant, il avait les nerfs fragiles, il était dépressif, colérique, souffreteux. On est bien dans le pathologique. En octobre 1654, à 31 ans, alors que son carrosse a failli tomber dans le vide, retenu comme par miracle, il en est tellement choqué qu'il en perd conscience et fait une expérience mystique qu'il décrira dans un papier, "le Mémorial", qu'il portait toujours sur lui, cousu dans son veston. Il y aurait beaucoup plus à dire sur son enfance et sa fragilité psychique mais cela suffit à montrer que sa dévotion chrétienne n'avait vraiment rien à voir avec le fameux "pari de Pascal" qui prétend jouer la vérité aux dés en évaluant la probabilité des plaisirs et des peines ici-bas et dans l'au-delà . Même s'il prétend que "il y a trois moyens de croire la raison, la coutume, l'inspiration", il est déjà scandaleux de faire de la foi un calcul incertain, n'ayant rien à voir avec les véritables raisons de nos croyances - toute l'apologie de la religion chrétienne étant bien la démonstration que la religion répond à nos besoins les plus intimes. Mais, là où on frise l'arnaque, c'est que l'application du calcul de probabilité qu'il avait inventé perd absolument tout sens à mettre l'infini d'un côté. Il y a là une forme de "mauvaise foi" incontestable. On aura compris qu'il n'y a nulle bonne raison de donner crédit à ses "pensées" sinon que plusieurs puissent nous sembler étonnamment vraies. Il ne peut être question d'adopter ses croyances mais de reconnaître, dans sa critique implacable, la réalité de nos existences déniée par l'idéalisme et par les philosophies du bonheur, notamment ce terrible ennui qui nous poursuit et nous précipite dans le divertissement pour nous empêcher de penser à nous et à notre avenir. C'est aussi ce qui fait la valeur du travail et rend si invivable le chômage et bien sûr la prison. On ne prend pas assez la mesure de l'importance fondamentale, ontologique, de l'ennui. Les dieux grecs eux-mêmes craignaient l'ennui, un temps sans histoire, ce serait même selon Hésiode la raison de la création du monde et de l'humanité, pour les divertir, de même que, dans la Bible, Eve est créée pour sortir Adam de l'ennui ! Si Pascal voit bien son importance dans la vie de cour d'aristocrates désoeuvrés, s'occupant des jeux les plus futiles, il ne va pas jusqu'à reconnaître que la religion est sans doute le plus grand des divertissements, nous délivrant du non-sens premier et de devoir donner nous-mêmes un sens à notre existence, nous projeter dans le futur forcément collectif et non jouir du présent comme le prétendent toutes les sagesses, ni suivre simplement son destin. Ce que l'ennui manifeste, c'est en effet qu'on ne se satisfait pas du corps ni d'une nature donnée, mais qu'on a besoin d'une cause extérieure, des autres, ou d'un grand Autre sous la forme d'un Dieu hérité du père dont l'avantage est qu'on l'a toujours sous la main ! Sinon, l'ennui profond est bien le sentiment d'un manque, voire la conscience de notre nullité, mais, sauf quand il n'est que l'impatience d'un ailleurs ou de pouvoir se jeter dans l'action, il manifeste plutôt le manque du manque, nos passe-temps rendus à leur vanité, nous laissant inoccupés et sans avenir, manque de désir et de motivation plus encore que d'idéal, et donc sans fin assignable. Il faut rappeler les 3 sortes d'ennui que distinguera Heidegger l'ennui accidentel de l'attente d'un train qui cherche un passe-temps, l'ennui mondain des soirées inutiles qui sont une perte de temps, et l'ennui profond d'une indifférence qui nous concerne intimement. Cet ennui est supposé pouvoir nous ouvrir aux possibles qui pourtant se refusent et serait même au fondement de notre liberté de nous choisir nous-mêmes tout comme nos engagements. Il est ainsi de bon ton à l'époque numérique de regretter le bon temps de l'ennui, nous forçant à la créativité, ce qui n'est pas faux sans doute mais tous nos appareils n'empêchent pas de s'ennuyer et le vrai, c'est que c'est un état très pénible, et même souvent suicidaire à se soustraire au monde, sortir du jeu et de l'illusio, en tout cas la dure épreuve de la durée. La critique du divertissement préfigure la critique de l'aliénation ou du spectacle, bien avant nos technologies, mais, s'il n'y a pas d'harmonie préalable, de nature à suivre, de plaisir satisfaisant, la question doit être reprise sous un autre angle que celle d'une altération, d'une dénaturation dès lors qu'elle est déjà au départ. "La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre". Il semble bien que ce ne soit pas seulement une invention de la religion notre péché originel de ne pas pouvoir se suffire à soi-même, de ne pas avoir de remède véritable contre la conscience de la mort ni aboutir à une fin heureuse "Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais". Ce n'est pas une raison pour autant d'accepter l'ordre établi comme un ordre divin, et ne pas chercher à l'améliorer au moins, sous prétexte que ce ne sera jamais parfait et qu'il y aura toujours de la souffrance. L'ennui nous pousse au contraire à l'action et l'engagement même s'il ne devrait plus être possible de promettre le bonheur ou de retrouver une authenticité originelle surtout après l'expérience de la psychanalyse, ici décisive pour continuer la phénoménologie du désir et empêcher de rêver à un homme nouveau. Bien sûr il est plus désespérant, et difficilement supportable, d'admettre l'échec de la philosophie, assez prouvé par l'expérience, s'il n'y a pas de Dieu caché pour nous en consoler et tenir ses promesses comme pour les Romains passant du stoïcisme au christianisme. Après la "mort de Dieu", l'ennui va devenir le Mal du siècle, l'état d'âme du nihilisme confronté à l'absence de sens, confirmation de "la misère de l'homme sans Dieu". Il ne suffit pas de prétendre "vivre sans temps mort" ou multiplier les expériences extrêmes pour conjurer le vide. Cela devrait plutôt nous ramener à plus d'humilité, au savoir de l'ignorance d'un Socrate et sa critique de la sagesse contre les prétentions des demi-savants, mais, en tout cas, l'unité de la pensée et de l'être est bien définitivement brisée malgré les innombrables tentatives de la reconstituer. Il nous faut revenir à nos existences concrètes et nos rapports humains, dans leur finitude, leur singularité, avec leurs mauvais côtés et leurs bonheurs relatifs ou passagers, loin des promesses des grands systèmes et des formules magiques. Reconnaître la réalité serait donc admettre qu'il n'y a pas d'assurance bonheur ni de complète satisfaction possible en ce monde imparfait, nous délivrant ainsi d'une quête malheureuse, d'une lutte contre l'aliénation devenue encore plus aliénante, comme du souci de soi et de sa petite existence le moi haïssable, pour se tourner vers l'enfer des autres dont on veut être aimé ou reconnu ? Si on y gagne de sortir de l'impasse narcissique et de l'obsession de la jouissance ou de nos névroses, ce n'est pas pour autant que ce "divertissement" de soi nous rendrait beaucoup plus heureux puisque, la plupart du temps, ce sont les autres qui nous font souffrir, même si on y trouve aussi le réconfort. Là -dessus, Pascal, qui n'est pas très charitable, ne nous laisse aucune illusion non plus. "Je mets au fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde". A défaut d'un Dieu, ce qui peut nous sauver, c'est la transcendance du monde, le souci de sa préservation, non pas seulement de l'humanité mais de l'existence du monde que nous habitons et de son évolution écologique et cognitive dont nous sommes le résultat et qui nous donne sens. Voilà certainement ce qui peut donner valeur à notre action et nous décider à participer à cette extériorité objective mais c'est sans doute en ne mettant pas trop l'homme au centre de façon autoréférentielle, en arrêtant de l'idéaliser et d'en attendre des merveilles, qu'on pourra se supporter plus facilement et agir ensemble pour le bien commun, voire s'aimer avec tous nos défauts et ce terrible ennui qui nous vide de l'intérieur et dont on ne craint rien tant qu'il ne revienne. Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses. Rien n’est plus étrange dans la nature de l’homme que les contrariétés que l’on y découvre à l’égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité ; il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tâche de la saisir, il s’éblouit et se confond de telle sorte, qu’il donne sujet de lui en disputer la possession. C’est ce qui a fait naître les deux sectes de Pyrrhoniens [sceptiques] et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l’homme toute connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables qu’elles augmentent la confusion et l’embarras de l’homme, lorsqu’il n’a point d’autre lumière que celle qu’il trouve dans sa nature. [...] Voilà ce qu’est l’homme à l’égard de la vérité. Considérons-le maintenant à l’égard de la félicité qu’il recherche avec tant d’ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes désirent d’être heureux ; cela est sans exception. Quelques différents moyens qu’il y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l’un va à la guerre, et que l’autre n’y va pas, c’est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui se tuent et qui se pendent. Et cependant depuis un si grand nombre d’années, jamais personne sans la foi n’est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, Princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous temps, de tous âges, et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle, et si uniforme devrait bien nous convaincre de l’impuissance où nous sommes, d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple ne nous instruit point. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence ; et c’est de là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’espérance nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel. [...] La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas et quand nous arriverions à ces plaisirs nous ne serions pas heureux pour cela parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état. [...] Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur en nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux—mêmes, et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Ainsi les Philosophes ont beau dire rentrez en vous mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu’y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent Stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements ? Ils concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois, et que puisque le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu’il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir Dieux. Les autres ont voulu y renoncer à la raison, et devenir bêtes. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres ; et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer. Voilà ce que peut l’homme par lui-même et par ses propres efforts à l’égard du vrai, et du bien. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables et de certitude et de bonheur. [...] Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde qui ne soient pas pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire, qu’il est au contraire dans la sagesse naturelle. Le désir de reconnaissance Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime. Si d’un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misère, et de leur bassesse, c’en est une aussi de leur excellence. Car quelques possessions qu’il ait sur la terre, de quelque santé et commodité essentielle qu’il jouisse, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que quelque avantage qu’il ait dans le monde, il se croit malheureux, s’il n’est placé aussi avantageusement dans la raison de l’homme. C’est la plus belle place du monde rien ne le peut détourner de ce désir ; et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme. Jusque là que ceux qui méprisent le plus les hommes et qui les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux mêmes par leur propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l’homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse. L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. [...] Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous, et en notre propre être nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire ; et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver cet être imaginaire, et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d’attacher ces vertus à cet être d’imagination nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre ; et nous serions volontiers poltrons, pour acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et de renoncer souvent à l’un pour l’autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme. [...] La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les Philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi qui écris ceci, j’ai peut-être cette envie ; et peut être que ceux qui le liront l’auront aussi. [...] Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains, que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente. L'inquiétude humaine Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent, et comme pour le hâter ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toujours occupée au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre des lumières, pour disposer l’avenir. Le présent n’est jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais, si nous n’aspirons à une autre béatitude qu’à celle dont on peut jouir en cette vie. Ennui et divertissement Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire, et qu’il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu’il est incapable de remplir. Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme. Si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l’avenir et si on ne l’occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux. La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c’est rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements, qu’à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve ; qu’on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l’on verra, qu’un Roi qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est à dire, qu’ils sont environnés de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi ; sachant qu’il sera malheureux, tout Roi qu’il est, s’il y pense. Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d’ailleurs si pénibles, c’est qu’ils sont sans cesse détournés de penser à eux. Prenez y garde. Qu’est-ce autre chose d’être Surintendant, Chancelier, premier Président, que d’avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux. De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur dans ce que l’on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu’il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude. [...] Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n’est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fonds du cœur, où il a ses racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. C’est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu’il ferait mieux d’avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans l’aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficultés, et qui n’était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L’un et l’autre supposait que l’homme se pût contenter de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son cœur d’espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que l’agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu’il méditait. On doit donc reconnaître, que l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui par le propre état de sa condition naturelle et il est avec cela si vain et si léger, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu’à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu’il se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu’il s’afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui. L'ignorance savante Si l’homme s’étudiait, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout ? [...] Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. [...] La force est la reine du monde, et non pas l'opinion; mais l'opinion est celle qui use de la force. C'est la force qui fait l'opinion. [...] Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d’où ils étaient partis. Mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre eux qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour l’ordinaire le train du monde. Les autres le méprisent et en sont méprisés. Sauf exceptions, c'est la version de Port-Royal des Pensées 1670. Article intégré à une petite histoire de la philosophie.
Unroi sans divertissement est un homme plein de misères (fragment 142 de l'édition brunschvicg), indiquant ainsi l'interrogation moraliste de l'auteur qui veut montrer que l'homme pour sortir de son ennui. Un monde sans fin (titre original : Pratique pour se faufiler partout discrètement. Il fait suite au roman les piliers de la terre , mais les deux